Raoul-Jean Moulin (1934-2014) : un critique témoin de son temps



Raoul-Jean Moulin (à droite), avec César et Pierre Restany
Photo : André Morain

Au risque de paraître inconvenant ou incorrigible, avant d’évoquer la figure du grand critique, ami et promoteur des artistes qu’a été Raoul-Jean Moulin, il faut que je parle un peu de moi… Issu d’une famille qui lui était indifférente, j’ai découvert l’art à l’Hôtel Drouot, à l’âge de treize ans. Ma mère m’y avait traîné pour rencontrer quelques « pays », étant savoyarde comme tous les commissionnaires de la salle de ventes, à l’époque. Longtemps, les deux visites hebdomadaires que j’y effectuais ont été ma seule formation artistique. Notamment, j’avais une peur panique de rencontrer un artiste. Jeune, autodidacte, très imparfaitement formé à l’histoire de l’art, je me sentais totalement illégitime pour prétendre déranger ou même distraire, fut-ce fugacement, un créateur que je plaçais, par principe, au sommet. Je vous passe les détails, mais il aura fallu l’opiniâtreté bonhomme d’un d’eux pour qu’une première rencontre ait enfin lieu. J’avais à peine seize ans, et le peintre James Pichette, ayant dégoté mon numéro de téléphone, m’invitait à visiter son atelier. S’ensuivit une amitié improbable, entre un adolescent boulimique d’art, et un artiste de quarante-huit ans son aîné… Figure de la deuxième école de Paris, Pichette appartenait encore à cette génération fraternelle et généreuse qui envisageait l’art comme un bien commun, et le milieu de l’art comme une véritable communauté. Assez heureux de pointer aux vernissages avec un jeune homme insatiablement curieux, il me présenta ainsi au fil des mois à ses amis sculpteurs, comme Albert Féraud ou Marino Di Teana, peintres, à l’instar de Kijno, Chu Teh-Chun, Victor Laks, Messagier ou Leppien, mais aussi critiques, dont Gérard Xuriguera et… Raoul-Jean Moulin.

En effet, en ce temps-là, artistes et critiques étaient intimement unis en un compagnonnage amical et intellectuel, intense et durable, forgé dans l’estime et la confiance réciproques. Chacun se faisait le « passeur » de l’autre, l’initiant ou attirant son attention sur tel artiste du passé ou du présent, tel livre, musique ou film. Dans ce domaine, Raoul-Jean Moulin n’était pas le dernier, loin s’en faut ! Lui-même avait bénéficié, il est vrai, de parrainages solides ! Né en 1934 à Saint-Etienne, élevé dans un milieu populaire, il avait effectué son service militaire en Afrique Occidentale pendant deux ans. Passionné par l’art africain, il avait même réussi à obtenir d’y rester comme rédacteur-documentariste au journal Abidjan-Matin, et chroniqueur cinéma à Radio Abidjan, grâce à l’appui de l’explorateur Théodore Monod. Là, il rencontre le cinéaste Jean Rouch, qui lui propose de rejoindre le comité du film ethnographique du Musée de l’Homme. De retour en France en 1958, Raoul-Jean Moulin expédie un article sur l’art Senoufo aux Lettre Françaises : Louis Aragon lui propose d’intégrer la rédaction en tant que critique d’art. Voilà sous quels auspices se forge sa destinée !

Dès lors, Raoul-Jean Moulin, homme de convictions, d’engagements et d’enthousiasmes, multiplie les activités d’écriture, de commissariat d’expositions et de presse, participant notamment à la fondation du magazine Opus International en 1965. A l’instar de son ami Pierre Restany, il se place toujours du côté des artistes, n’aimant rien tant qu’accompagner les méandres du développement de leurs créations et de leurs existences. Dès 1962, il expérimente le commissariat d’expositions, avec la série de manifestations « Donner à voir », à la Galerie Greuze à Paris. Plus tard, élu communiste de la ville de Châtillon, il y créera « Châtillon des arts », pour défendre activement ses amis Alex Mlynarcik, Claude Viseux, Jiri Kolar, etc. En 1972, il est choisi pour programmer le Pavillon français lors de la 36ème Biennale de Venise. En réponse au thème général, « œuvre et comportement », il propose une sélection ouverte, rendant compte de ses engagements personnels, mais aussi des tendances les plus actuelles : Jean Le Gac, Gérard Titus-Carmel, Christian Boltanski, Claude Viseux et Mariano Hernandez. Figure incontournable de la Biennale de Paris ou de l’AICA (Association Internationale des Critiques d’Art), critique d’art pour le quotidien L’Humanité (il s’attachera à réserver toujours à sa Fête une place pour l’art et les artistes), il a l’opportunité d’explorer, souvent en pionnier, des scènes artistiques encore très mal connues, en Europe de l'Est ou en Amérique du Sud, notamment. Là, il se forge de solides réseaux d’amitié et d’affinités artistiques, qu’il aura à cœur de diffuser en France, car ce grand critique était aussi, et avant tout peut-être, un homme de partage, se plaçant toujours au service des artistes. « Il faut écouter les peintres, souvent ils voient juste », aimait-il à rappeler.

Ainsi, à l’occasion de sa disparition en 2014, c’est son surnom de « créateur du MAC/Val » qui a été murmuré avec le plus de reconnaissance et d’admiration. En effet, en 1982 le Président du Conseil général du Val-de-Marne Michel Germa avait fait appel à Raoul-Jean Moulin pour élaborer un ambitieux programme de soutien à la création, dans ce département où tant d’artistes résident ou travaillent, et l’avait nommé directeur du Fonds départemental d’Art contemporain (FDAC). Au fil des années, Moulin y constitua une collection d’art contemporain de premier plan, éclectique et exigeante, particulièrement représentative de l’art en France, à travers ses mouvements principaux et ses figures incontournables, Geneviève Asse, Olivier Debré, Pierre Soulages ou Jacques Villeglé... Fleur Pellerin, ministre de la Culture, a ainsi pu saluer sa mémoire en rappelant qu’il avait « rassemblé près d'un millier de peintures et de sculptures, qui constituent aujourd'hui l'un des plus beaux panoramas de la création française de ces cinquante dernières années ». Au-delà de la collection, Raoul-Jean Moulin amorça très tôt une réflexion approfondie sur la création d’un lieu pour la conserver et, surtout, la partager. L’idée d’un musée à Vitry-sur-Seine se précisa et s’enracina… Ouvert en 2005 sous la direction d’Alexia Fabre, le MAC/Val a, depuis, fait la preuve de sa pertinence et de son action irremplaçable, notamment en faveur de la scène française et d’un art citoyen et engagé, dans la parfaite ligne des convictions de Raoul-Jean Moulin, qui y avait déposé en 2007 l’ensemble de ses archives.

Comme toujours avec les compagnons de route des artistes, la collection rassemblée par Raoul-Jean Moulin au fil des années est le reflet des rencontres et des amitiés, des voyages et des projets, des hasards et des nécessités. Ce n’est pas une « collection » d’objets inanimés en un certain ordre assemblés, mais une accumulation de moments de joie et de communion intellectuelle, militante et humaine. On y retrouve la plupart des artistes que Raoul-Jean Moulin a regardés, aimés, escortés, aidés, ceux dont il a voulu témoigner auprès du plus grand nombre de la qualité, de la beauté et de la grandeur de leurs créations. Elle est également fortement marquée par la personnalité intense et attachante de son épouse Jeannine, malicieuse et éternelle jeune femme cap-verdienne rencontrée en Afrique qui, pendant près de soixante ans, a cheminé à chaque instant à ses côtés.

Stéphane Corréard.